Nouvelle écrite en mars 2016 à l’occasion d’un concours de nouvelles sur le thème « Osons rester humains » organisé par la Foire Éco Bio de Colmar. La première version a été publiée sous le numéro ISBN 978-2-9549152-3-4, dépôt légal mai 2016, sous le titre « Fablab ». (voir photos en bas de page)
Doucement et progressivement, des bruits de nature et une douce lumière de jour me sortent de mes rêves. Ce matin je dois être à l’heure à un rendez-vous et j’ai programmé un réveil. En réalité, le jour n’est pas encore levé. Me reviennent alors à l’esprit les horribles sonneries des temps anciens qui hurlaient avec agressivité à l’image d’un monde que je ne regrette pas une seule seconde. Le changement ne s’est pas fait facilement et il y a seulement vingt ans on pouvait encore être gravement inquiet sur l’avenir de la planète. A cette époque, rien ne laissait croire que les choses allaient changer dans le bon sens. Il y avait beaucoup de remises en question, beaucoup de bonnes volontés qui venaient des citoyens eux-mêmes mais le pouvoir établi continuait sur la lancée initiée en 1980. La concurrence faisait la loi et les égoïsmes avaient atteint des sommets !
La tête pleine de ses pensées, je me dirige vers la table du petit déjeuner où ma petite-fille, toujours très matinale, est en train de dessiner. Cette nouvelle génération est encore plus prometteuse que l’ancienne ! Je suis heureux de voir qu’en 2036 la transformation du monde s’est faite au-delà de nos attentes. J’en ai pourtant eu des idées noires quand j’étais seul contre tous à dire qu’une meilleure vie était possible et qu’on se moquait de moi. Et je ne faisais qu’exprimer ce que des philosophes avaient imaginé bien avant moi. Mais le monde était tellement dupé et bercé par une pensée unique que la majorité ne voulait pas voir les alternatives de peur de perdre leur confort. Les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres étaient énormes et les ressources naturelles s’épuisaient, créant de nombreux conflits. Tout devait être changé : l’agriculture, l’économie, l’éducation, la politique, tout ! Heureusement d’autres s’égosillaient en même temps que moi et des grands penseurs ont su donner une forme à tout cela. Il ne manquait que les moyens techniques et surtout la volonté de le mettre en œuvre.
– Bonjour Laelynn.
– Bonjour Papy !
– Aujourd’hui, je vais au fablab pour ma dernière invention. J’ai rendez-vous avec un grand mécatronicien pour m’aider à la réaliser. Tu veux que je te fabrique quelque chose au passage ?
– Mais non, Papy, j’ai tout ce qu’il me faut ! Maman me le dit tous les jours : « Jugaad. Faire mieux avec moins. Pas de gâchis. Se contenter d’abord de ce qu’on a. » C’est toi qui lui a appris ! Mais j’aimerais bien que tu me répares mon chien robot. Il est tombé du balcon. Je l’ai mal programmé et sa patte est cassée.
– Les élèves ont depuis longtemps dépassé le maître. D’accord, va me chercher ce chien pendant que je cherche mon repas !
Laelynn descend de sa chaise, me fait un bisou et court en haut des escaliers.
Et dire qu’avant d’aller dans mon premier fablab, il y a presque 25 ans, je ne savais même pas correctement me servir d’un tournevis ! Maintenant je conçois et j’améliore des robots ! J’adore ça ! Un jardin en permaculture partagé entre une communauté de voisins est aujourd’hui accolé à toutes les maisons ou intégré dans les immeubles, même en ville. Le jour commence à pointer. Il me suffit de quelques minutes pour aller chercher les fruits et les légumes dont j’ai envie ce matin. Les botanistes ont fait des progrès fantastiques ces dernières années en collaboration avec les géologues. Ils arrivent à faire pousser une dizaine de fruits exotiques dans le nord de la France de façon naturelle sans adjonction d’engrais ou de pesticides et sans modifications génétiques. Qui aurait cru cela il y a 20 ans ? C’est dans la Nature elle-même que toutes ces capacités ont toujours été. Nul besoin de la transformer ou de la forcer, il suffit juste de la révéler !
En retournant à la cuisine, je croise d’autres membres de la famille et de la communauté qui habitent la maison et qui se réveillent doucement. Nous sommes 22 personnes de tous les âges sous le même toit et tout se passe très bien. Nous avons fait ce choix il y a 10 ans, non pas pour des raisons pécuniaires, mais pour des raisons pratiques et de convivialité. En partageant notre espace de vie, nos tâches ménagères et nos idées, nous nous libérons plus de temps pour pratiquer les choses que nous aimons vraiment, pour se cultiver l’esprit, créer, inventer, innover. Mon fils est en train de se préparer pour ses deux heures de travail quotidien. Il a toujours le sourire. Quel bonheur de voir tous ces sourires ! Il n’y a plus beaucoup de personnes pour qui le travail est resté une contrainte. Aujourd’hui, seules les tâches communes dans les institutions et sur les infrastructures nationales partagées, indispensables à la régulation de la société, peuvent encore poser problème. Dans la très grande majorité des cas, cela finit toujours par s’arranger, chacun trouvant sa place. En dehors de ces temps de travail, les gens s’occupent souvent à des activités libres qui servent à tous, selon leur bon vouloir. Fabriquer, inventer, créer devient un loisir que l’on partage sans rechigner. En échange de quelques produits, les paysans reçoivent souvent de l’aide dans leur ferme où le travail ne manque pas.
– Bonjour Papa, tu es songeur ce matin !
– Oui, je repense au passé et à tout ce chemin parcouru depuis 20 ans !
– Houlà, la préhistoire ! Quelque fois je me demande aussi comment les gens ont pu faire pour vivre dans de telles conditions !
– Tiens Papy, c’est Jules, le toutou, il faut le réparer !
– Oui, il sera comme neuf ce soir.
Au fablab aussi j’y vais à pied. Il y en a un dans chaque quartier, tellement ce lieu de conception et de fabrication est devenu indispensable pour beaucoup de monde. En arpentant les rues, j’admire le magnifique travail des architectes qui savent maintenant parfaitement marier le naturel et le technique. Les herbes, les fleurs et les plantes sont harmonieusement intégrées dans les murs, les tours, les routes et les chemins. Des insectes, des oiseaux, des mammifères et des animaux de toutes sortes y trouvent un logement sans être dérangés.
Comment tout cela a commencé ? Les avis sur le sujet sont partagés, mais pour moi, le grand déclic avait été dans les épiceries participatives, ces magasins où chaque client est acteur et participe à la gestion de l’entreprise. C’est là que la prise de conscience généralisée s’est vraiment manifestée. C’est là que les citoyens se sont rendus compte que le pouvoir était entre leurs propres mains et que tout un nouveau monde était déjà dans leur tête ! Il suffisait que les gens soient un peu orientés et qu’on leur donne la confiance. Suite à cela, l’économie de pair à pair s’est rapidement mise en place. Les gens ont naturellement tendu vers ce qu’ils aspiraient pour leur propre bien et celui de leurs enfants. La production est vite redevenue plus locale. Tout le monde y trouva son compte. Moins de transports inutiles donc moins de pollution et de gaspillage. Plus de travail pour chacun et plus de contrôle sur la qualité et la quantité des produits. En agriculture, la permaculture devint vite une norme. Les métiers de l’artisanat retrouvèrent rapidement une place de choix dans l’éducation des enfants. L’éducation elle-même sortit du schéma classique de la concurrence et de la méfiance pour s’orienter vers la collaboration et le partage. Une immense bataille médiatique avait fait rage. Les multinationales et les banques voyaient qu’elles perdaient leurs influences et essayaient de décrédibiliser tous ces mouvements via tous les médias qu’elles contrôlaient. La télé, la radio, les journaux et de nombreux sites web tentaient de diaboliser toutes les initiatives de se détacher des grandes marques. D’autres médias alternatifs contrecarraient bon gré mal gré tous ces discours. Heureusement, parallèlement aux épiceries participatives de nombreux tiers-lieux de production et d’échange de savoirs s’étaient également créés. C’était des endroits en dehors du travail et de la famille où les gens se retrouvaient avec plaisir en premier lieu pour parler de tous leurs soucis pour mettre en place leurs nouvelles activités créatives. C’est là aussi qu’ils trouvaient toutes les machines trop chères pour une utilisation individuelle et qu’il fallait partager à plusieurs. Et là on discutait beaucoup ; on se lavait le cerveau, on s’encourageait. Nombreux étaient ceux qui voulaient tout abandonner et retourner vers les solutions de facilité de l’ancien monde, mais très vite on arrivait à se raisonner car les résultats parlaient d’eux-mêmes. Après des décennies d’égoïsme et de rancœur, une solidarité sans précédent avait vu le jour ! Le rêve de nombreux pionniers et héros s’était enfin concrétisé.
Quelques élus locaux, eux-mêmes concernés et convaincus, avaient soutenu la création de tous ces lieux. Une logique d’intérêt général s’était instaurée en lieu et place d’une logique de profit et d’accumulation personnels. Ces mêmes élus ont contribué à la mise en place d’une démocratie plus participative qui laissait enfin la parole aux citoyens. L’évolution était en marche !